Luc Julia, co-créateur de Siri: « Nous ne sommes qu’aux balbutiements de l’IA »

o-créateur de l’assistant Siri, le Toulousain d’origine a un avis tout particulier sur l’intelligence artificielle.

Il en a fait part à Clubic, lors d’un entretien exclusif.

On peut dire de Luc Julia qu’il est un personnage. Il est bien compliqué de résumer en quelques le CV de celui qui, à 54 ans, est notamment passé par Hewlett-Packard ; par Apple, où il est connu pour être le co-auteur des brevets de Siri, l’assistant de la firme à la Pomme ; et par Samsung Electronics, où il officie depuis plusieurs années comme vice-président de l’innovation et a poussé pour ouvrir, en 2018, le Laboratoire d’intelligence artificielle du fabricant à Paris.

Fait chevalier de la Légion d’honneur le 31 décembre 2019, le docteur en informatique Luc Julia, considéré comme l’un des développeurs français les plus influents du monde numérique, a accepté de donner une interview à Clubic au Centquatre-Paris dans le cadre de la cinquième édition de la Maddy Keynote, le 30 janvier 2020. Intelligence artificielle (dites plutôt « intelligence augmentée » en sa présence – vous comprendrez pourquoi), reconnaissance faciale, RGPD, les sujets étaient nombreux. Interview.

Clubic: L’an dernier, votre bouquin, L’Intelligence artificielle n’existe pas, édité chez First et salué par la critique, vous a donné l’occasion de clamer haut et fort cette phrase qui a presque des allures militantes, au sens positif du terme. Pouvez-vous dire à nos nombreux lecteurs pourquoi, selon vous, l’IA n’existe pas?

Luc Julia: L’intelligence artificielle qui n’existe pas, c’est celle dont on nous rebat les oreilles depuis quatre ou cinq ans dans les médias, parce que c’est sensationnaliste. On a en tête l’intelligence artificielle d’Hollywood, celle de RoboCop, qui va nous remplacer, qui va nous tuer et qui a des vertus terribles ou, en même temps, extraordinaires. Cette intelligence artificielle n’existe pas. Cela ne veut pas dire que ce que vais appeler l’IA n’existe pas.

« L’IA? Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, même si la discipline date de plus de 60 ans »

Cela veut donc dire que toutes les entreprises, tous les groupes qui nous parlent à longueur d’année d’intelligence artificielle nous mentent?

Beaucoup, oui, car c’est du marketing, ça fait forcément bien de dire que nous faisons peut-être quelque chose d’extraordinaire. Il y a les sociétés, qui font du marketing, et les personnes, qui veulent se mettre sur le devant de la scène.

Vous, Luc Julia, êtes plus partisan de l’expression « intelligence augmentée »…

Oui, je ne veux pas créer un domaine. Le problème de l’IA est qu’elle regroupe plein de domaines divers et variés. Moi, je vais appeler cela l’intelligence augmentée, pas en tant que domaine, mais en tant que nous. Ces IA nous augmentent, nous, êtres humains. Nous les créons pour faire quelque chose avec.

En février 2019, les membres de l’UE ont adopté un plan coordonné destiné à propulser l’IA dans la zone, portant un investissement annuel de 20 milliards d’euros au cours de la prochaine décennie avec comme but notamment de garantir un cadre éthique et juridique. Ce plan est-il positif à vos yeux, ou est-ce du marketing politique?

Je ne sais pas si cet argent est vraiment donné. Si tel est le cas, oui, c’est effectivement positif, parce que nous allons faire des choses extraordinaires dans les domaines de l’IA. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, même si la discipline date de plus de 60 ans. Récemment, les techniques ont beaucoup changé dans des domaines qui viennent toucher à l’Humain: la santé, le transport. Les progrès seront fantastiques.

« Les IA sont spécialisées dans un domaine particulier. Le cerveau humain, lui, est capable de couvrir tous les domaines sans aucun problème ni frontière »

Est-ce qu’un jour nous aurons affaire à une intelligence supérieure à celle de l’Homme?

Pour moi, c’est clairement non. Ce que l’on appelle l’AGI (Artificial General Intelligence) n’existera jamais. Pas avec les techniques que l’on utilise aujourd’hui en tout cas, qui ont une soixantaine d’années, ces techniques mathématiques qui font, soit de la logique avec les systèmes experts, soit les statistiques avec le machine learning et le deep learning. Ces IA sont spécialisées dans un domaine particulier, tandis que notre cerveau couvre tous les domaines sans aucun problème ni frontière. Les IA vont nous battre dans un domaine particulier. Ce sont des outils, comme le marteau créé pour planter le clou parce que ça fait mal de le faire à mains nues.

Concernant la reconnaissance faciale, quel est votre avis sur la question, que ce soit d’un point de vue technologie ou d’un point de vue éthique?

D’un point de vue technologique, c’est possible à faire. On peut créer des outils qui vont faire que l’on va reconnaître les gens. Les Chinois le montrent bien. Maintenant, il faut décider, nous, en tant que société, humains et scientifiques, quelle est notre éthique personnelle pour une ville, pour une société et quelle est l’éthique mondiale, qui s’appelle la régulation. À moment donné, il faut que l’on fasse des choix. Mais pour les faire, il faut être éduqué et comprendre que c’est nous qui décidons, ce n’est pas Big Brother. C’est nous qui avons le manche du fameux marteau. Collectivement, nous faisons des lois, c’est ce qui s’est passé avec le RGPD, qui inspire de plus en plus de pays dans le monde. Aux États-Unis, depuis le 1er janvier 2020, est entré en vigueur le CCPA (California Privacy Act).

« La régulation est, de manière générale, très en retard sur l’innovation »

Le Règlement général européen sur la protection des données personnelles est entré en vigueur il y a bientôt deux ans. Le trouvez-vous assez efficace?

Je pense qu’il a une vertu éducative pour le public Les gens qui ne comprenaient pas forcément pourquoi il était dangereux « de se mettre à poil » sur Internet ont peut-être compris maintenant. Mais chez les innovateurs, certains ont peur, pensant que le RPGD va leur couper les ailes. Moi, je ne pense pas. Le RGPD est arrivé en 2018, mais les problèmes de vie privée sur Internet ne datent pas de cette période. C’est plus de 20 ans avant. Lorsqu’Internet est arrivé, des gens ont été piégés. La régulation est de manière générale très en retard sur l’innovation.

Vous qui avez plus d’un pied aux États-Unis, quel est le regard, là-bas, sur ces différentes réglementations?

La Californie est en avance sur le reste des États fédérés américains, en ayant adopté un texte très similaire au RGPD. Le législateur a aussi répondu à une demande du peuple.

« Les écoutes Siri? Il n’y a pas assez de supports dans le monde pour stocker 50 millions de flux audio permanents. C’est juste impossible »

Parlons à présent de Siri, dont l’affaire sur les enregistrements des utilisateurs accessibles aux employés du groupe avait fait grand bruit…

C’est encore un mythe. Enfin, c’est vrai, cela a été tourné de façon à ce que l’on fasse peur aux gens. La vérité est différente. Nous entendons dire que Siri, Alexa ou Google nous écoutent tout le temps. Déjà, il faut résonner par l’absurde. Prenons Alexa, qui a pénétré dans plus de 50 millions de foyers américains via la gamme Echo, juste aux États-Unis. 50 millions d’Alexa qui écouteraient en permanence, imaginons. Les flux audio qui remontent en permanence. Aujourd’hui, il n’y a pas assez de supports dans le monde pour stocker 50 millions de flux audio permanents. C’est juste impossible.

Maintenant, expliquons ce qu’il a pu se passer, ce qui se passe et ce qui se passera toujours. C’est marqué dans les conditions. Dans tous les assistants intelligents, il y a un mot-clé. Il est local à l’appareil, que ce soit un téléphone ou un Echo device. Ce mot-clé va enclencher la reconnaissance. Avant le mot-clé, l’appareil n’écoute rien. Dès que le mot-clé est prononcé, l’enregistrement est déclenché, tout comme l’envoi. Le mot-clé déclenche, donc, le flux audio est envoyé, puis reconnu par le « reconnaisseur » qui est sur le cloud, et le résultat revient.

Au moment où le tout est reconnu, il y a un facteur de confiance défini par le programme lui-même. Le reconnaisseur pense que l’utilisateur a dit « telle chose » à 80%. Il se trouve que, parfois, le facteur de confiance va être moindre, de l’ordre de 75%. Les scientifiques veulent ainsi savoir, à ce moment-là, pourquoi celui-ci fut plus faible. Et c’est là que se font les écoutes. C’est seulement dans les cas où la confiance est plus faible qu’il y a une écoute, et tout cela est fait dans le but d’améliorer le système. Il faut juste expliquer cela de façon pédagogique.

« Dans les cas où la confiance est plus faible, il y a une écoute, et tout cela est fait dans le but d’améliorer le système »

Vous avez cofondé plusieurs start-up dans la Silicon Valley. Quel regard portez-vous sur le programme French Tech 120?

Nous avons un vrai vivier. Je me bats pour démontrer que notre éducation est fabuleuse. Nous avons pu, grâce à toutes ces entreprises et jeunes pousses, redonner un élan à la France. On parle de start-up nation avec Macron, c’est positif. Mais le système éducatif laisse encore plein de gens sur le côté.

L’Europe a-t-elle les moyens de lutter contre des géants du numérique comme Google ou Microsoft?

Malheureusement, nous n’avons pas créé ce marché commun. C’est notre problème essentiel. Nous avons eu 60 ans pour créer l’Europe, je crois que nous n’y sommes toujours pas parvenu.

Sur un plan plus personnel, vous faites partie des développeurs français les plus influents dans le monde. Est-ce que professionnellement, cela est un avantage ou un obstacle dans le sens où ça peut multiplier les sollicitations?

Ce n’est pas du tout difficile à gérer. L’avantage d’être positionné un peu au milieu, c’est de pouvoir évangéliser et pouvoir expliquer ce que l’on fait. Je crois profondément en ce que je dis. Je pense que les scientifiques qui font de l’IA pensent comme moi. Ce sont ceux qui ne font pas de l’IA qui pensent autre chose. Globalement, je n’ai pas vu de changement entre hier et aujourd’hui.

« De plus en plus de gens parlent de l’intelligence artificielle et commencent à se dire que ce qu’on entend ressemble à du grand n’importe quoi »

Concernant la Maddy Keynote, vous avez pu parler de l’intelligence artificielle, enfin intelligence artificielle qui ne l’est pas vraiment d’ailleurs. Est-ce que votre message commence à être bien perçu, que ce soit par les professionnels ou les particuliers?

Ça prend du temps. J’ai sorti mon bouquin il y a exactement un an. Au début, c’était de la science-fiction. Moi j’étais la science-fiction, puis les autres avaient raison. Je pense que ça commence à changer un peu. Je sens un frémissement, le bouquin a eu un certain succès, du coup je pense que de plus en plus de gens en parlent et commencent à se dire que ce qu’on entend ressemble à du grand n’importe quoi.

D’autres « cerveaux », et le terme n’est pas du tout péjoratif, vous rejoignent-ils dans votre argumentation et relaient votre message?

Il y en a plein qui sont dans le domaine et disent des choses similaires. Il y a des différences entre les « écoles », mais les scientifiques qui font de l’IA s’alignent. La personne qui m’a appris l’IA, Jean-Gabriel Ganascia, et qui est le pape de l’IA en France, doit certainement dire la même chose.

Nous vous remercions pour cette interview Luc Julia. Bonne continuation.

Merci beaucoup.

Source: Clubic